L’écologie de l’attention

En ce mois de février où tout parait encore endormi, la nature se prépare pourtant activement pour le printemps. Ce n’est pas évident, les signes sont discrets, un petit bourgeon qui apparaît, un perce-neige qui pointe le bout de son nez. Facile de passer à côté sans les voir, sans leur prêter….attention.

L’attention, c’est ce processus qui nous permet de recueillir de l’information pour constituer et mettre à jour, à chaque instant, un modèle simplifié du monde conforme à ce qui est important pour nous et à ce qu’on cherche à faire, notamment :

  • assurer notre survie en détectant les menaces (de la plus petite plaque de verglas sur le trottoir au complot politique qui se trame contre nous en passant par le lion en embuscade…)
  • réussir ce que l’on entreprend, quel que soit le contexte et l’ambition de l’objectif (préparer un sandwich, changer un pneu, battre le record de saut à la perche, passer une bonne soirée avec des amis…même combat pour l’attention)

Notre seul accès au monde et à notre environnement se fait par l’intermédiaire de nos sens. C’est donc notre attention qui nous permet de construire en continu notre représentation du monde.

Si notre attention est sous l’emprise de l’extérieur et que son contrôle nous échappe, alors notre vision du monde (et les décisions qui en découlent) nous est imposée. Mais dès lors que l’on commence à reprendre la maîtrise de notre attention, on retrouve la possibilité de créer une vision du monde qui nous est propre.

Pour reprendre les propos du cosmographe Maxime Blondeaules dérèglements écologiques naissent rarement d’une volonté délibérée de détruire notre environnement et l’habitat dans lequel on évolue mais semblent être le plus souvent le résultat d’une carence attentionnelle et ”d’angles morts dans la façon dont on se représente le territoire, dont on se représente la nature, dont on se représente le monde, dans l’espace et dans le temps”.

Alors, ça vaut plutôt le coup reprendre la maîtrise de son attention, non ?

L’attention, ça fonctionne comment ?

Un bon point de départ, c’est de comprendre comment fonctionne l’attention.

Plus notre compréhension de ses mécanismes va être fine, plus il nous sera possible d’arriver à des stratégies efficaces pour choisir l’objet de notre attention et rester concentré·e.

Quand on fait attention, on choisit de régler la sensibilité de certains détecteurs (nos sens) pour les rendre plus sensibles à une source d’information particulière (la personne qui nous parle, le livre ouvert sur nos genoux, le chat qui miaule, l’odeur du plat qui mijote dans la cuisine…) Une fois que notre attention est posée sur l’objet de notre choix, l’enjeu est de pouvoir la maintenir sur cet objet le temps que nous souhaitons.

Plusieurs mécanismes entrent en jeu dans la stabilisation ou la déstabilisation de notre attention : le travail de funambule commence. Dans ses travaux sur l’attention, le chercheur en neurosciences Jean-Philippe Lachaux distingue trois systèmes de (dé)stabilisation :

  • le système pré-attentif, qui va capter les éléments “saillants” (couleurs vives, visages, mouvements, sons forts ou soudains…) Ce système de veille gère une sorte de “carte des priorités de l’attention”. Une porte qui claque, un chien qui rentre dans notre champ de vision : hop l’attention va être automatiquement redirigée sur ces éléments pour vérifier qu’ils ne constituent pas une menace. C’est ce mécanisme qui est exploité notamment par la pub, les médias (gros titres en lettres fluos, flash info clignotant…), les réseaux sociaux (notifications, pop-ups…). Comme tout ça se passe en quelques millisecondes, difficile d’y résister, si ce n’est en ne nous y exposant pas.
  • le circuit de la récompense, qui garde en mémoire ce qui était agréable ou désagréable et déclenche à grand coup de dopamine des comportements d’approche ou d’évitement : l’odeur de notre plat préféré = approche, la chien qui grogne = évitement, le visage souriant d’un·e ami·e = approche, l’air furieux du voisin = évitement, bref vous avez compris.
  • le circuit d’inhibition, qui permet d’associer une couche cognitive à l’information captée pour modérer notre comportement en fonction de notre expérience et des conséquences anticipées : le voisin a l’air furieux j’ai envie de l’éviter, je sais d’expérience qu’une discussion pourra régler le problème (ou pas), je choisis d’inhiber mon réflexe d’évitement et d’aller lui parler (ou pas).

Chacun de ces trois systèmes tient, dans l’ordre, du domaine des habitudes/automatismes, des émotions, de la volonté.

Chacun de ces systèmes a bien sur un rôle important à jouer. Retrouver de la maîtrise sur son attention, ce n’est certainement pas chercher à désactiver les systèmes pré-attentifs et le circuit de la récompense. Ce n’est d’ailleurs ni souhaitable, ni possible. L’idée c’est plutôt d’apprendre à reconnaître ces forces et leurs effets sur notre attention pour pouvoir choisir consciemment la réponse qu’on veut y apporter selon le contexte.

Comment on fait concrètement ?

Comme celles de la planète, nos ressources attentionnelles sont limitées.

Comme celles de la planète, elles sont aujourd’hui au cœur d’un système techno-industriel qui les exploite aux dépends de notre épanouissement individuel et collectif.

Alors comment s’extraire de cette économie de l’attention et lui préférer une écologie de l’attention, c’est à dire un mode de fonctionnement qui prenne en compte les limites de nos ressources attentionnelles et qui nous permette de reprendre le contrôle de l’usage que nous souhaitons en faire, individuellement et collectivement.

Voici quelques pistes de réflexion.

Dans ses travaux (que nous vous recommandons vivement), Maxime Blondeau distingue 3 champs d’informations :

  • le champ de la connaissance : la donnée, la connaissance scientifique, dans toute leur subjectivité.
  • le champ de la croyance : ce qui relève des récits, de l’imaginaire, de la culture à laquelle nous sommes exposé·es
  • le champ de l’expérience directe, physique, sensorielle : la façon dont on perçoit et interprète le monde par l’intermédiaire de nos sens, de nos émotions, de nos ressentis.

Le champ des connaissances

Commençons par l’attention que l’on porte aux données et aux informations, souvent présentées comme factuelles, qui nous permettent d’enrichir notre connaissance du monde.

“Qu’est ce que le réel ? Quelle est ta définition du réel” ?

À travers ce questionnement issu du film Matrix, Morpheus interpelle Néo sur un sujet passionnant, notre réalité. Notre réalité subjective dépend de ce que l’on perçoit de toutes les sollicitations extérieures. Y mettre de l’intentionnalité, ça peut changer notre réalité.

Infobésité, fake news, polarisation, mauvaises nouvelles, bulles cognitives provoqués par les algorithmes des réseaux (a)sociaux, économie de l’attention, etc

Nos ressources attentionnelles étant limitées, nous octroyons (volontairement ou pas, consciemment ou pas) une attention parcellaire aux informations. Alors comment soigner son hygiène informationnelle ? Comment s’y prendre pour à la fois se protéger des informations anxiogènes ou erronées tout en allant chercher les informations pertinentes et constructives.

Plusieurs clés, dont :

 La nuance
Dans un monde de plus en plus polarisé, il est essentiel d’aller chercher de la nuance. On peut par exemple choisir d’écouter ou de lire des formats longs qui permettront de rentrer dans le détail et la profondeur de l’analyse plutôt que de céder à l’appel de la quantité et de l’intensité des punchlines et des clashs prêts à tout pour capter l’attention.

On peut aussi tenir la bride de notre circuit de la récompense qui nous pousse à aller vers ce qui nous donne raison (bah oui, on aime avoir raison) et suivre des débats mettant en avant des idées et des avis contradictoires. C’est un bon moyen de sortir le nez des bulles cognitives dans lesquelles nous enferment les puissants algorithmes utilisés par les réseaux sociaux et autres plateformes de contenus digitaux.

L’écoute 
Pas l’écoute de “j’écoute les informations en regardant mes mails”, ni celle de “je t’écoute en scrollant sur Instagram”. On parle ici de LA véritable écoute. L’écoute active. Celle qui nous plonge dans le silence et qui nous amène à réellement entendre les propos de l’autre (même si ces propos ne nous plaisent pas). Dans son livre “Au commencement était l’écoute”, Sybile Veil écrit “les ingénieurs du chaos ont donc compris avant les autres que la rage était une source d’énergie colossale et qu’il était possible de l’exploiter. Et l’ennemi de ces ingénieurs du chaos, c’est évidemment l’écoute”.

Cultiver ce sens de l’écoute, c’est s’ouvrir à d’autres manières de penser, à la profondeur, à la complexité du monde, à une possibilité de connexion profonde à soi et à l’autre.

Enfin, le contexte et les actualités étant particulièrement anxiogènes, nous pouvons choisir délibérément d’aller écouter aussi ce qui va bien, ce qui avance. Cette pratique apparaît d’autant plus nécessaire qu’elle permet de contrebalancer la tendance qu’a notre cerveau à accorder plus d’importance aux mauvaises nouvelles qu’aux bonnes (oui oui, il s’agit bien de ce bon vieux biais de négativité dont on vous a parlé dans notre billet de décembre).

Le champ des croyances

On continue ? Intéressons nous maintenant à l’attention que l’on porte au champ des nos croyances.

À travers notre histoire, nos expériences, notre culture, notre caractère, nos traumatismes, nous avons toutes et tous construit notre propre système de croyances, plus ou moins ancrées, plus ou moins figées. De ces croyances découlent bien souvent nos comportements (qui vont la plupart du temps continuer à consolider ces croyances et ainsi de suite).

En travaillant sur nos croyances, en les questionnant et en choisissant de remplacer celles qui ne nous servent pas (ou plus) par de nouvelles (qui seront au service de notre bien-être et en ligne avec nos valeurs), nous pouvons petit à petit modifier leur influence sur nos comportements.

Pendant très longtemps, nous avons adhéré à la célèbre phrase “on ne croit que ce qu’on voit”. En réalité, les neurosciences nous ont prouvé depuis plusieurs années que c’est plutôt l’inverse qui se joue : on voit surtout ce que l’on croit.

Autrement dit, en fonction de l’endroit où l’on veut mettre notre attention, notre perception peut être très différente. Et nous en avons tous et toutes fait l’expérience. Combien de femmes enceintes expliquent que pendant leur grossesse, elles avaient l’impression de ne croiser que des femmes enceintes ? Où de jeunes automobilistes qui ne voyaient que des voitures avec le fameux “A” sur le pare-brise arrière ?

Nos croyances orientent notre perception de notre environnement et donc notre réalité.

Les travaux actuels sur les nouveaux récits et sur les utopies mettent en lumière l’importance de la dimension culturelle de la transition. Faire émerger et rendre visible de nouveaux imaginaires est une étape cruciale pour nous aider à nous projeter et à porter notre attention sur des scénariis beaucoup plus enthousiasmants et compatibles avec les enjeux socio-écologiques.

Le champ de l’expérience

Parlons enfin de notre porte d’entrée expérientielle sur le monde et de l’attention que nous portons à nos perceptions sensorielles.

La multiplication des infrastructures qui nous entourent ont tendance à étouffer nos sens et donc notre rapport direct au monde (surtout pour les citoyens des villes, soit plus de 80% de la population en France). À tel point qu’un effort délibéré peut être nécessaire pour retrouver cet accès sensoriel à notre environnement.

Parmi toutes les stratégies qui s’offrent à nous, voici quelques pistes à explorer pour nous dégourdir les sens régulièrement.

Nous pouvons commencer (dès maintenant oui oui) par n’importe quel geste ou situation du quotidien, à (re)mettre de la conscience dans notre vie sensorielle, à faire plus attention à ce que l’on voit, à ce que l’on entend, à ce que l’on sent, à ce que l’on goûte, à ce que l’on touche. Il peut s’agir de prendre simplement une minute au début d’une activité quotidienne (en sirotant sa boisson chaude préférée, en ouvrant la fenêtre le matin, en faisant la vaisselle, en prenant sa douche…) pour interroger nos sens. Prendre un moment pour nommer à voie haute, ou noter les ressentis observés peut aider à ancrer cette pratique et apporter petit à petit, de la finesse et de la nuance à nos perceptions. Comme souvent, l’idée est d’y aller progressivement et de commencer par quelques secondes ou minutes régulièrement. Et puis si ça nous plaît, l’envie nous viendra naturellement de continuer.

L’art (sous toutes ses formes) et les pratiques manuelles et corporelles sont également d’excellentes manières de cultiver notre rapport aux sens, aux émotions, à tout ce qui fait la beauté et la richesse de ce monde. Qu’on soit artiste soi-même et/ou amateur·rice d’art, ce lien à l’artistique nous invite à nous reconnecter à nos émotions et à notre capacité de nous émerveiller. Pas besoin de public ! Danser ou chanter dans son salon, lire de la poésie, arranger les fruits sur une tarte aux pommes ou modeler un vase en céramique sont autant de moyens de se (re)connecter à ses sens en leur offrant de petites bulles d’attention.

Enfin, évidemment, la contemplation de la nature qui nous entoure et du monde sauvage, offre une possibilité de connexion directe à ses sens et à ses émotions : s’allonger sous un arbre en été, s’assoir quelques instant au bord d’un étang, contempler un coucher de soleil. À condition bien sur de leur accorder une attention pleine et entière et de laisser son téléphone dans sa poche (tant pis pour le selfie). Extrêmement simple mais pas toujours facile d’aménager ces moments dans notre routine et de trouver la force de ralentir et de décrocher de toutes les sollicitations (artificiellement conçues pour être irrésistibles) qui cherchent à capter elles aussi notre attention.

De nombreuses propositions de pratiques et d’expériences immersives offrent aujourd’hui un cadre propice à cette reconnexion à la nature et à la contemplation. Il y en a pour tous les goûts, toutes les bourses et tous les emplois du temps. Vous voyez encore une bonne raison de ne pas essayer ?

Et pour terminer, coup de projecteur sur le meilleur ennemi de l’attention : le multi-tasking.
On va faire simple : 
NON, on ne peut pas se concentrer sur plusieurs choses à la fois (dixit les neurosciences). La seule vraie façon de faire attention, c’est de se donner complètement à un seul objet à la fois.
OUI, c’est dur à admettre et à mettre en œuvre. 

Qui sait, on en fera peut-être l’objet d’un prochain billet.


Pour aller plus loin

Quelques suggestions pour continuer à apprivoiser votre attention :

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